Représentante de la CNT-FAI à Londres

Emma Goldman n’était pas la bienvenue en Angleterre. “Mi nombre en Inglaterra es anatema.” avait elle écrit à Lucía Sánchez Saornil 1

Sa nomination comme représentante officielle de la CNT-FAI suscita des jalousies, comme celle de Guy Aldred.

« Les mesquineries politiques et personnelles furent cependant difficiles à éradiquer notamment parce que la coalition APCF- Freedom était en compétition avec l’USM pour le droit de parler au nom des anarchistes espagnols. Guy Aldred insistait sur le fait qu’il aurait du obtenir la “franchise” CNT-FAI à cause de son engagement de longue date envers la cause anarchiste et parce que l’USM avait été la première organisation britannique à défendre la cause espagnole et à insister sur son caractère anarchiste. En faisant référence à ses dix-neufs articles publiés dans Regeneracion!, Il affirmait que ses rivaux « n’avaient jamais pensé à l’Espagne avant qu’il commence ses articles »”. « La nouvelle de la collaboration de [Ralph] Barr avec Augustin Souchy et Emma Goldman (alors en Espagne) concernant l’établissement du Bureau londonien de la CNT-FAI mit Aldred encore plus en colère. Il pensait que Goldman, qui s’était retirée de toute activité politique dans les années 1920 pour gagner sa vie comme critique littéraire (carriérisme petit-bourgeois) ne pouvait tout simplement pas faire irruption sur la scène et organiser les anarchistes autour d’elle en ignorant ceux qui, comme lui, étaient restés actifs durant les années ingrates de 1920 et 1930. . Il avait redit son amertume dans une lettre à Jenny Patrick: “J’ai traversé la distance qui sépare la pauvreté de la misère. J’ai enduré huit années de prison , fait deux grèves de la faim…tout cela pour rien. C’est une honte » 2

Le choix de la CNT-FAI de nommer Goldman comme représentante à Londres est également contestée par Albert Meltzer :

« Encore une fois, elle est certainement présentée comme une grande femme, comme elle se considère sans aucun doute elle-même, au sein des cercles féministes. Emma jouissait d’une immense réputation aux États-Unis comme propagandiste de l’anarchisme et de l’amour libre…
….Elle vit habituellement dans le sud de la France et fait des tournées de conférences dans les Iles britanniques. Cela lui a déjà valu des critiques dans les milieux anarchistes américains, où elle a parcouru les clubs féministes bourgeois et les déjeuners d’affaires, accompagnée d’un manager. Son désir de distraire la bourgeoisie a nuit considérablement à sa crédibilité de propagandiste.

….Emma disait qu’elle voulait aussi aller au front comme infirmière, mais Mariano Vasquez, secrétaire de la CNT, lui avait dit que ce serait du gâchis; qu’avec sa réputation, elle ferait des merveilles en leur obtenant des soutiens en Angleterre. Mais c’était certainement une erreur. Ils pensaient que Emma Goldman était une personne célèbre, qui ferait les gros titres des journaux, et cela aurait pu être vrai aux Etats-Unis, mais en Angleterre, elle était presque inconnue….Sa connaissance de la Grande Bretagne était fondamentalement celle d’une touriste de Brooklyn. Cela apparaît clairement dans son livre et ses lettres publiées, avec des références à ‘ce qui n’est pas fait en Angleterre’, des plaintes au sujet du café et du temps, de la froideur des gens etc. » 3

Spain and the World 4 mars 1938

Cette critique n’est pas étrangère au différend qui opposait Goldman et Meltzer

« Il est honnête de la part de David Porter dans Vision on Fire de mentionner mes différends avec Emma, bien qu’il ne semble pas avoir noté que cela s’est passé alors que j’étais adolescent et qu’elle avait passé la soixantaine, et que j’avais peut-être quelques excuses pour ma petite impatience intolérante, même si il omet de mentionner les épithètes qu’elle a utilisée comme ‘vaurien’ et ‘hooligan’. Emma était dans une situation impossible en étant tenue responsable des erreurs commises par les membres du mouvement libertaire qui s’étaient compromis avec le gouvernement espagnol; elle était constamment attaquée par des irresponsables, moi y compris, sur des sujets sur lesquels elle n’avait aucun pouvoir et qu’elle déplorait elle-mêmes. … on peut voir combien elle était soumise à rude épreuve. Mais sa gestion du bureau de la CNT-FAI fut un échec complet et une pure perte de temps et d’argent  » 4

Ayant lu Vision on Fire, et notamment les sévères (et peut-être aussi caricaturales) critiques de Goldman qui rejetait la responsabilité de l’échec de l’ASU  sur l’état du mouvement anarchiste britannique où elle disait :

« . . . Les personnes qui ont rejoint le Anarcho-Syndicalist Union – ASU – étaient si peu au courant de la situation et si incompétents qu’ils étaient incapables de faire quoi que ce soit de nouveau ; au lieu de faire de la propagande, ils utilisaient les réunions hebdomadaires pour bavarder et échanger des arguments personnels. . . La pauvreté spirituelle et l’état désolant des anarchistes en Angleterre, dont toutes les discussions sont incapables de créer un mouvement anarchiste ou anarcho-syndicaliste, a rendu mon travail ici très difficile et éprouvant. » 5

Meltzer répond

« …Les gens que fréquentait Emma était la représentation croupion de personnes plus préoccupées par leur avancement matériel que vraiment engagées dans l’anarchisme, même dans leurs meilleurs jours, qui étaient alors des hommes d’affaires respectables dans différents domaines et qui aimaient se rencontrer de temps en temps, lors des séjours de Emma, pour parler du bon vieux temps. Elle s’étonnait qu’elle ne réussissait jamais à leur faire faire quelque chose. » 6

Mais comme dans tous les milieux anarchistes à travers le monde, il y avait en Angleterre une profonde insatisfaction quant aux orientations de la CNT-FAI. Et Goldman était la messagère.Albert Metzer raconte ;

« Nous pensions naturellement que Emma Goldman était venue avec la mission de recruter pour le combat armé. A la première réunion publique du Comité CNT-FA au Food Reform Restaurant à Holborn, et à la surprise des habitués, on avait jamais vu une telle affluence depuis les premiers jours de la révolution russe; la salle était bondée de jeunes gens enthousiastes, tous impatients de boucler leur valise et de partir pour Barcelone…

La réunion fut assez décevante. Nous nous sommes assis enchantés pendant que Emma faisait l’éloge des réalisations des ouvriers espagnols durant ces derniers mois et du drapeau de la CNT-FAI flottant au-dessus de la Catalogne, mais nous attendions les choses sérieuses. Il y eut beaucoup de questions inquiètes pour savoir si il y aurait d’autres compromis ou si serait répétée l’erreur de la Russie (la collaboration avec le Parti Communiste). Emma était dans une position difficile, car, bien que représentante, elle ne savait rien de plus que nous. De manière optimiste, elle nia qu’il y en aurait et, lorsqu’en fait quelques semaines plus tard, cela arriva, au point de participer à la Generalitat de Catalogne et, finalement au gouvernement lui-même, cela a été retenu contre elle même si elle y était opposée autant que quiconque.
Mais ce qui a fait totalement retomber l’ambiance a été son annonce que la CNT était totalement opposée à la venue de volontaires étrangers. Il y eut un chœur d’indignation. Pourquoi? Tous les autres intervenaient et les plus internationalistes de tous se voyaient interdits d’entrer? Pas exactement, répondit Emma, la CNT-FAI formaient des unités d’allemand et d’italiens forcés à l’exil et désireux de combattre le fascisme. Ce avec quoi il n’étaient pas d’accord était de dépeupler les pays de libertaires qui pouvaient mettre la pression sur les gouvernements et soutenir autrement la lutte en obtenant des armes qu’ils n’avaient pas et non pas en venant gonfler le nombre des combattants, qu’ils avaient. Aux autres questions, elle répondit que si quelqu’un avait l’expérience de la première guerre mondiale, notamment dans un domaine technique, et, sans aucun doute comme pilotes d’avions, ils seraient les bienvenus mais pas autrement. » 7

Il existait un autre point de discorde avec le milieu anarchiste anglais qui était sa collaboration avec le Independent Labour Party (ILP),

« L’étroite coopération entre le Bureau londonien de la CNT et le Independent Labour Party (ILP), L’ILP était proche du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) espagnol, dont était membre Ethel Mannin, une amie de Goldman était un sujet constant pour ceux qui le critiquait. Fenner Brockway, John MacGovern, Reginald Reynolds et John MacNair étaient souvent invités aux réunions publiques organisées par le Bureau provoquant l’insatisfaction des anarchistes les plus “puristes”. Malgré des accusations de sectarisme, de nombreux anarchistes pensaient que le ILP profitait de la gloire de la CNT au profit de ses seuls intérêts électoraux et n’était qu’à la recherche de nouveaux alliés, attaqué comme il l’était par les staliniens. Goldman reconnaissait cela en partie, mais elle continuait cependant sa collaboration avec le ILP, qu’elle considérait plus progressiste que les autres partis ouvriers. » 8

alors que selon Albert Meltzer

« Quoique j’appréciais certains des militants de base de Londres, le parti était aussi mort qu’un gigot. Emma traitait la critique avec dédain » 9

Autre source de conflit, la tentative de créer en avril 1937 un syndicat anarchiste, le Anarcho-Syndicalist Union (ASU)

« La Syndicalist Propaganda League, qui essayait de préparer le terrain pour un mouvement anarcho-syndicaliste depuis sa création en 1936 par Mac Cartney, Sugg et Stenzlite considérait prématuré le lancement de l’ASU et ses réserves se révélèrent fondées alors que les activités de l’ASU, privée de base industrielle, se confinaient essentiellement à la propagande. Lorsque l’ ASU demanda son adhésion à l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) sa demande fut rejetée sur la base qu’elle était uniquement une organisation de propagande et non authentiquement d’industries. »  10

Goldman rejette la responsabilité de l’échec de l’ASU  sur l’état du mouvement anarchiste britannique:

« Les personnes qui ont rejoint le Anarcho-Syndicalist Union – ASU – étaient si peu au courant de la situation et si incompétents qu’ils étaient incapables de faire quoi que ce soit de nouveau ; au lieu de faire de la propagande, ils utilisaient les réunions hebdomadaires pour bavarder et échanger des arguments personnels. . . La pauvreté spirituelle et l’état désolant des anarchistes en Angleterre, dont toutes les discussions sont incapables de créer un mouvement anarchiste ou anarcho-syndicaliste, a rendu mon travail ici très difficile et éprouvant. »  12

Goldman n’était donc pas en terrain conquis, défendant, contre son gré, des positions indéfendables et faisant preuve sans doute de certaines maladresses envers des soutiens ou alliances potentiels. Il est aussi vrai, à sa décharge, que le milieu anarchiste et anarcho-syndicaliste britannique de l’époque étaient non seulement peu actifs mais également profondément divisés. 13

Notes :

1 Emma Goldman à Lucía Sánchez Saornil, 21 janvier 1938. Reel 45. cité dans « Strong we make each other » : Emma Goldman, the american aide to Mujeres Libres during the spanih war 1936-1939 Göksu Kaymakçıoğlu, p 90

2 L’anarchisme britannique et la guerre civile espagnole Gregory Ioannou

3 Albert Meltzer I Couldn’t Paint Golden Angels (AK Press 1996)

4  Ibid

5 Lettre à Helmut Rüdiger 4/12/37 Vision on Fire Emma Goldman on the Spanish Revolution David Porter AK Press, 2006 Seconde Edition p 302

6 Albert Metzer I Couldn’t Paint Angels Op. citée

7 Ibid

8  Gregory Ioannou Op. citée

9 Albert Meltzer op. citée

10 Gregory Ioannou Op. citée

12 Lettre à Helmut Rüdiger 4/12/37, cité dans Vision on Fire op.citée

13 Voir à ce sujet L’anarchisme britannique et la guerre civile espagnole Gregory Ioannou Op. citée