La fille du rêve

Titre original: « The Daughter of the Dream » William Marion Reedy Saint Louis Mirror Novembre 1908

« La plus haute vérité qu’un homme puisse voir, qu’il proclamera sans crainte, sachant par là-même qu’il fera de son mieux dans le monde  » – Herbert Spencer

Quiconque lit les journaux ne se fait jamais une idée correcte sur les gens dont ils parlent.Prenez Emma Goldman, par exemple. D »après les journaux, vous la considérerez comme une harpie hurlante, ignorante, vulgaire, avec une bombe dans une main et dans l’autre une bouteille de vitriol. Qui est-elle donc ? Tout, sauf ce que les journaux en disent.

C’est une petite femme, un peu corpulente, les cheveux soigneusement ondulés, les yeux bleus clairs et une bouche délicate, si ce n’est aux lignes classiques. Elle n’est pas belle, mais lorsque son visage s’éclaire de la lueur et de la couleur de son enthousiasme intérieur, elle est extrêmement séduisante. Elle a des manières raffinées, simples sans arrogance, libres sans trace de vulgarité et son sourire est véritablement charmant. Sa culture est étendue, son expérience variée ,ses lectures en au moins trois langues pratiquement sans limites. Elle possède aussi de l’esprit et de l’humour ainsi qu’une sincérité irréfutable. De quoi parle t’elle ? De l’art, des lettres, de sciences, d’économie, de voyage, de philosophie, d’hommes et de femmes. La peinture, la poésie, le drame, les personnalités – les meilleures matières à discussion et toutes du point de vue de quelqu’un qui attend avec impatience la révolution. Elle a l’œil pour saisir un caractère et le don de la tournure succincte. Elle a des goûts simples et n’est pas du tout violente. Elle est optimiste sans truculence. Elle est douce et même parfois tendre. Toute sa personnalité vibre d’une ferveur qui est contagieuse. C’est une femme qui croit en sa cause et qui la vit avec intensité. C’est l’aune à laquelle elle mesure toutes les valeurs. Elle ne voit dans le monde rien d’autre qu’un matériau à remodeler au plus près de ses désirs intimes. Et quels sont-ils ?

La liberté – la liberté absolue, inconditionnelle, non intrusive. C’est à dire l’Anarchie. Il n’ y aura aucune contrainte de la loi pesant sur l’esprit et le corps de l’être humain. Il n’existera aucun devoir sauf le devoir envers soi-même. Il n’y aura aucune limitation à aucun droit, que la conscience et le respect des droits des autres. Chaque individu doit être une loi en lui-même. Il ne devrait pas y avoir d’institutions. L’homme et la femme devraient être libérés de toute autorité. Et l’essence de toutes relations sera l’amour. L’amour libre, demandez-vous ? Non, seulement l’amour, qui n’est pas l’amour si il n’est pas libre. Libre de toutes conventions, de toutes cérémonies, de toutes influences, sauf les exhortations à l’amour lui-même. Il n’y aura pas de dieux, pas de prêtres, pas de gouvernants,pas de juges, pas de policiers dans le monde qu’elle façonnera. Et avant que ce monde ne puisse être bâti, les institutions devront être détruites – oui, toutes sauf le Moi. Détruites comment? Par des bombes ? Non, par les idées, par le nouvel idéal de l’intimité sacrée et inviolable de l’être humain.

Elle brûle de la flamme ardente de sa vision apocalyptique ! Elle la voit dans la peinture de Böcklin et de Stuck, dans les rhapsodies de Nietzsche et les chants de Whitman et de Edward Carpenter, dans la musique de Wagner avant Parsifal, dans le drame de Ibsen, dans le mysticisme de Hauptman, dans le réalisme brut de Gorki, dans les statues de Rodin, dans D’Annunzio. Elle voit les oriflammes aériens, peut entendre s’élever les faibles chants de la révolte intellectuelle. L’idée qu’elle sent croître dans l’esprit des esprits affranchis. L’idéal qu’elle peut entendre naître dans les cœurs des hommes qui rompent avec les vieilles conventions. « Sois toi-même » doit être la seule adjuration du nouveau système ; « Fais ce que tu voudras », la devise de Rabelais à l’Abbaye de Thélème, la seule loi. Il ne doit y avoir aucune guerre, aucune jalousie, aucune haine, aucune avidité, ni famine dans l’ère nouvelle.

En se débarrassant de toutes les restrictions, en renversant toutes les institutions, l’être humain se montrera plus grand qu’elles. Il ne fera qu’un avec la Nature puissante, son esprit se confondant avec le sien. Il se développera sans entrave. « They sit at wine with the maidens nine » 1, il verra les choses de la vie telles qu’elles sont. Il fera ce que son humanité lui ordonne comme le déclare Hâjî Abdû El-Yezdî dans The Kasîdah. 2

Qui peut résister à de telles visions ? Sans elles, les gens dépériront. Qu’est-ce que la démocratie si ce n’est un pas vers cet idéal ? Si le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins, pas de gouvernement du tout n’est il pas le summum bonum ?3 Quelle utilité pour l’Église ou l’État si l’être humain, débarrassé de tout fardeau, toutes ses chaînes brisées, se dresse dans toute sa stature et son évolution avec un esprit purifié d’altruisme et d’abandon à l’instinct du soi. Qu’est-ce sinon la sublimation, l’apothéose de l’égoïsme éclairé de Herbert Spencer et un effort vers la perfection de l’humanité? Qu’est-ce sinon le pragmatisme du Professeur James – l’idée qu’il n’ y a de bien que ce qui est bien pour moi ?

Cette doctrine abordée par cette petite juive russe avec quantité de citations d’intellectuels connus et inconnus, avec la connaissance pleine d’humour de quelqu’un qui a connu des êtres humains de tous genres et conditions, une femme qui a croupi en prison et dont la photo figure aux côtés des repris de justice, une femme qui vit sa vie et ne demande aucun quartier aux conventions qu’elle refuse et méprise – c’est cela l’Anarchie. Elle ne prône pas la violence. Si la violence doit survenir, qu’elle survienne. Elle fait partie du mécanisme de l’esprit des êtres humains libres. La loi n’est rien d’autre que la tyrannie d’un roi ici, d’un empereur là, d’un parlement ailleurs, d’une majorité partout. Aucun être humain n’a le droit d’interdire à un autre. Aucun n’a le droit d’en punir un autre. Personne ne nuira à quiconque lorsque les lois et les institutions disparues cesseront de fausser et paralyser les esprits. Les partis politiques sont une superstition. Le mariage entrave l’amour. La religion, quelle qu’elle soit, racornit l’âme.

Telle est l’évangile de Emma Goldman. Est-il répugnant, cruel, ignorant ou vicieux ? Non. C’est une aspiration et un effort vers la perfection de l’humanité – le « lointain événement divin vers lequel tend la création entière ». 4. Cette petite femme s’oppose à la loi, mais elle n’y fait pas appel. Elle vit avec un homme en dehors des liens du mariage ; mais elle ne demande pas à être considérée comme respectable. Elle vit libre et est prête à en payer le prix à travers les fausses images, les insultes, la pauvreté, les persécutions. Et au milieu de tout cela, elle est sereine. Elle est certaine d’être saine d’esprit dans un monde fou. Elle est comme le Don immortel, inspirée inébranlablement

par un idéal que le monde ne peut pas encore contempler à travers ses yeux. Ne reconnaissant ni vices ni vertus, elle dit que ces deux termes sont le résultat du fléau des lois et des coutumes. Et elle déclare cela avec une foi simple et une honnêteté qui commande le respect – si vous n’êtes pas un bigot ou un journaliste jaune menteur comme le type qui a relaté l’intervention de Miss Goldman sur la République .

Il n’y a rien de mal que je puisse voir dans l’évangile de Miss Goldman, excepté ceci : elle est en avance sur son temps d’à peu près huit mille ans. Sa vision est celle de toutes les vraies grandes âmes, hommes et femmes, qui ont vécu. Ses paroles ne visent pas à inciter les hommes à abandonner leurs passions. C’est de garder les chiens enchaînés qui les rend vicieux. Ce que font les lois.

Traduction R&B


NDT:

1. Extrait d’un vers de Rudyard Kipling du poème To Wolcott Balestier. Comme je le comprends, « ils s’assoiront à table pour boire le vin avec les neuf vierges.

2. The Kasîdah of Hâjî Abdû El-Yezdî (1880) poème de Richard Francis Burton (1821-1890), écrit sous le pseudonyme de Hâjî Abdû El-Yezdî , dont l’extrait en question est le suivant : « Fais comme ton humanité te l’ordonne/ N’attends d’applaudissements de personne excepté toi-même;/ Il vit et meurt avec la plus grande noblesse/ Celui qui établit et suit lui-même ses propres lois » [Wikipedia]

3. Le souverain bien

4. Extrait d’un poème de Alfred Lord Tennyson, (1809 – 1892 ) In Memoriam, Epilogue, [O true and tried, so well and long] : « one far-off divine event,To which the whole creation moves »


William Marion Reedy : Un des rares journalistes américains, avec Nelly Bly (voir Interview dans le New York World,,) qui a donné de Emma Goldman une vision autre que celle de l’anarchiste violente véhiculée par la presse bourgeoise.

Dans un article écrit pour Mother Earth, (Vol. 10, n°1 mars 1915) intitulé Anarchism-limited, William Marion Reedy écrit :

« Je pense que, théoriquement, l’anarchisme est un idéal irréfutable – tant qu’il reste dans le domaine de l’idéal. Au fond de nous-mêmes,la plupart d’entre nous sommes anarchistes – pour nous mêmes, mais pas pour les autres …

…Je confesse vivre une expérience forte quand je suis assis, fasciné par l’éloquence de Emma Goldman, chaque fois qu’elle vient dans ma ville. Elle m’emporte doucement vers son Arcadie ou son Utopie délectable lorsqu’elle est présente, mais après son départ, je me retrouve, comme on dit « le bec dans l’eau ». Mais, ceci dit, je garde toujours d’elle, après son départ ,l’idée que, si tous ceux qui sont des anarchistes hésitants payaient le prix que paient Emma, ou Berkman, ou Reitman, ou que Voltarine de Cleyre a payé, l’idéal de l’anarchisme serait très proche de se matérialiser dans ce monde. »